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Z-Argent

L’argent numérique

Paru dans Médium 16-17

Paul Soriano, 5 juin 2008

Modifié le : 11 juillet 2020

Qu’advient-il à l’argent lui-même et aux relations qu’il médiatise lorsque ce médium devenu « numérique » peut être traité comme de l’information ? S’il est encore trop tôt pour mesurer les effets d’une vraie monnaie électronique, la plupart des transactions monétaires et financières empruntent de nos jours la voie électronique. Seuls les règlements cash et le chèque y échappent et en partie seulement, si l’on tient compte des DAB et du traitement informatique des chèques. L’argent numérique déploie depuis trente ans toute sa virulence et offre à la finance globale de puissants instruments pour ses opérations effrénées sur la valeur.

 Monnaie électronique ?

Existe-t-il une « monnaie électronique » ? Au sens précis du terme « monnaie », la e-monnaie ne relève encore largement que de la spéculation intellectuelle nourrie par quelques expériences sans grande portée.
Les transactions par cartes bancaires ou porte-monnaie électronique s’inscrivent dans le système bancaire qui en garde le contrôle. Stockée dans les disques durs des ordinateurs personnels ou des serveurs et sécurisée par le cryptage, la e-monnaie pourrait être émise par des acteurs de l’Internet, tels les opérateurs de télécommunications, fournisseurs d’accès et autres portails fédérateurs. Elle pourrait alors servir de moyen de paiement universel pour les transactions en ligne. Dématérialisée, éventuellement anonyme mais néanmoins traçable, circulant entre les agents par la voie du réseau mondial, la e-monnaie serait globale, alors qu’il n’existe pas de monnaie de banque globale. Elle permettrait aussi de réduire les coûts de transaction et les coûts de gestion des systèmes de paiement qui sous-tendent une grande partie des frais bancaires, source de revenus croissants pour les banques et objet de contestations de la part de leurs clients. Les dépôts de e-monnaie pourraient même être automatiquement rémunérés, grâce à des logiciels ad hoc, conférant à cette monnaie électronique un statut d’instrument financier.
Par ailleurs, des opérateurs de l’Internet proposent un nouveau type de service à leurs clients : le règlement électronique de leurs achats en ligne à l’aide d’une monnaie appelée « e-gold » totalement gagée sur l’or qu’ils détiennent. Divisible jusqu’au dix millième de gramme, le e-gold permet d’effectuer des micro-paiements. Là encore, il ne s’agit pas vraiment de monnaie électronique, mais d’un recours à l’électronique pour monétiser… l’or en dehors des circuits bancaires (une fois de plus, le postmoderne rejoint l’archaïque).
On imagine bien que ces innovations soulèvent de redoutables problèmes de régulation monétaire, à moins de faire totalement crédit aux thèses libérales sur les vertus de « monnaies privées » exclusivement régulées par la concurrence. A contrario, on pourrait soumettre les émetteurs de e-monnaie à l’agrément imposé aux établissements de crédit, émetteurs de monnaie bancaire [1].
En attendant, on chercherait vainement trace de monnaie électronique dans les agrégats monétaires pourtant calculés large par les banques centrales (ils incluent l’épargne à court terme considérée comme de la quasi-monnaie du fait de sa liquidité). Pour le moment, il faut donc considérer le support électronique comme un instrument, un médium technique opérant dans le cadre des systèmes monétaires légaux. Concrètement, cela signifie que la prétendue monnaie électronique reste attachée aux monnaies légales qui seules détiennent le pouvoir d’éteindre les dettes : les transactions électronique ont beau franchir, le cas échéant, les frontières (lors d’un achat sur Internet, par exemple), elle nécessitent toujours une conversion entre monnaies nationales pour boucler la transaction, assurer le paiement, éteindre la dette.

 La virulence de l’argent numérique

Mais le médiologue sait bien qu’un « simple instrument » n’est jamais rien de simple et moins encore de négligeable.
Avec le numérique, l’argent semble enfin rejoindre son essence : le nombre. L’argent « attendait » en quelque sorte l’informatique, ses algorithmes, ses ordinateurs, ses réseaux et ses informaticiens pour actualiser toutes ses potentialités. Le numérique exacerbe les qualités prêtées à la monnaie : divisibilité poussée jusqu’au bit d’information, maximum de fongibilité (rien ne distingue un bit d’un autre bit), universalité : le support électronique est même le plus universel qui soit, puisqu’il est celui de toute information numérique.
Les TIC facilitent les transactions dont elles automatisent en grande partie les processus, en les faisant parfois disparaître aux yeux des agents économiques, de manière exemplaire avec les prélèvements automatiques, par exemple.
Le billet de banque jouit d’une existence objective et permanente, indépendamment de ses usagers. La signature qu’il affiche est celle de l’État, il est « au porteur » et le payeur le remet anonymement à son créancier. Avec la monnaie scripturale, la signature est celle du payeur lui-même qui reconnaît une dette dont le règlement n’aura lieu que lorsque la banque créditera le compte du créancier en monnaie de banque. Il en est de même avec le paiement électronique où la signature manuscrite est remplacée par l’introduction d’un code. Des développements techniques permettant d’identifier à distance le payeur et l’objet de son paiement pourraient même le dispenser du moindre geste, ne fût-ce que taper un code à la caisse d’un supermarché après avoir vérifié la validité du montant de son achat. La « magie » s’apparente ici à une dépossession.
Les TIC ont transformé les différentes manières de « faire de l’argent » que sont les placements de l’épargne, le profit et la spéculation. Elles offrent de nouveaux produits de placement et donnent même aux investisseurs individuels la possibilité de gérer eux-mêmes, « en ligne », leur épargne. Nul doute que dans un proche avenir, de nouveaux e-services aideront les ménages à optimiser leur compte d’exploitation et leur bilan, exactement comme le font déjà les entreprises. Du côté des entreprises, justement, les TIC ont joué un rôle essentiel dans l’optimisation des chaînes de valeur et dans la financiarisation qui tend à réduire le management de l’entreprise à la gestion optimisée de ses « actifs »

 S’enrichir en veillant

Avant même de s’informatiser, la finance permettait de détenir des droits de propriété sur des actifs situés n’importe où dans le monde. Mais cette première dématérialisation financière de la propriété laissait néanmoins place à de nombreux et spectaculaires témoignages de pierre et de papier dans le monde réel : bâtiments de la Bourse et sièges sociaux des banques, souvent monumentaux, réseaux d’agences, dossiers, actions, obligations et autres titres de papier…
Tout cela n’a certes pas disparu, mais il ne fait pas de doute que les choses sérieuses – les transactions financières – se déroulent presque entièrement à présent dans ce qu’il faut bien appeler le cyberespace, réduisant au minimum les interfaces d’accès ouverts aux opérateurs. La mutation sémantique qui affecte le terme « front office » en dit long : dans la banque traditionnelle, le front office désigne l’espace public où les agents commerciaux rencontrent des clients en face à face, dans les agences comme dans les salons où la banque privée accueille les clients qui lui ont confié la gestion de leur fortune. Mais dans une salle des marchés, le front office est devenu le saint des saints fermé au public, réservé aux traders dont les (télé)communications sont (en principe) mises sur écoute électronique.
Si tous les métiers de banque, banque de détail, gestion d’actifs, banque de financement et d’investissement… reposent désormais sur la puissance de calcul des ordinateurs, les TIC ont surtout décuplé la virulence de la spéculation. Ce sont elles qui font « tourner » les modèles mathématiques dans le temps requis par les prises de position spéculatives. Le temps réel de l’informatique n’est certes pas étranger au « court-termisme » qui affecte l’économie, à travers l’évaluation financière en continu ou la mise en œuvre des normes comptables d’évaluation des actifs aux prix de marché (ou au prix de cession estimé hic et nunc) plutôt qu’à la valeur d’acquisition. La haute finance réussissait des gros coups sur des opportunités à périodicité indéterminée dont la réalisation peut prendre des mois – autant dire une éternité ; la puissance de calcul permet à la finance numérique d’accumuler les gains sur de toutes petites différences saisies à très haute fréquence.
La sollicitation continuelle des machines informationnelles induit des comportements hystériques. Le bon côté de la chose, aux yeux du moraliste, c’est qu’on ne peut plus guère s’enrichir en dormant.
A plus une large échelle, le numérique contribue à former les caractéristiques les plus frappantes de la « finance globale » : intégration par la mise en réseau de l’information, support homogène de l’argent numérique ; concentration de ces richesses virtuelles et centralisation de leur contrôle ; abstraction et complexité des calculs effectués par des modèles et des algorithmes mathématiques. Relevons cet autre paradoxe : bien qu’émis par une banque centrale le billet de papier autorise les usages les plus décentralisés qui soient. A l’inverse, la monnaie de réseau se prête à l’extrême centralisation et même à une hypercentralisation qui multiplie les centres « virtuels », à savoir les nœuds de réseau susceptibles de centraliser toute l’information pour leur propre compte : une centralisation multipolaire en quelque sorte.
Si l’argent n’affranchit le sujet de l’emprise de ses proches que pour le rendre plus dépendant de l’économie et de la société globales, l’argent numérique, lui, semble asservir l’économie, la finance et ses institutions aux dispositifs techniques où se nouent d’innombrables transactions virtuelles. Toutefois, ce processus n’est pas linéaire – orienté vers on ne sait quelle disparition du réel – mais plutôt cyclique : un bug technique ou, bien plus souvent, une défaillance humaine, ramènent périodiquement à la réalité en mode panique. C’est le bon côté des crises financières.

Notes

[1Il existe déjà une législation européenne sur le sujet. Voir la directive 2000/46 transposée dans les diverses législations nationales.


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