Quand on songe à celle de 29 on hésite à s’écrier « Vive la crise ! » : en effet, contrairement à une pieuse légende, ce n’est pas le New Deal rooseveltien, mais bien la guerre qui a mis un terme à la Grande Dépression. Il reste que la présente crise a au moins le mérite de mettre en pleine lumière des réalités dissimulées par le business as usual. Elle ouvre aussi le champ des possibles en révélant que ce qui n’était pas concevable s’est pourtant bien produit : la disparition des principales banques d’affaires de Wall Street, par exemple, ou encore la mobilisation de centaines de milliards d’argent public au secours des banques en faillite.
Du retour de l’État au retour à la réalité, les virages sont impressionnants. On oppose volontiers ces temps-ci la saine économie réelle à la finance devenue folle. Quand la Banque mondiale entreprend dans cette perspective de mesurer la valeur du capital mondial, la finance compte certes pour… zéro, ce qui peut surprendre quand les sommes engagées dans la spéculation financière excèdent plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de fois la valeur de la production mondiale. Il n’y pourtant là rien de mystérieux puisque la finance n’est constituée que de créances en face desquelles on trouve nécessairement une dette équivalente. Mais zéro n’est pas rien. Le médium n’est pas un simple moyen neutre de faciliter les échanges sans effets notable sur les fins qu’il sert. De même que les discours, dès lors qu’ils empruntent efficacement les moyens médiologiques d’atteindre les masses, transforment la réalité politique, de même les spéculations financières transforment l’économie – jusqu’à ce que le moyen semble se substituer à la fin.
L’inflation rampante et les crises financières paroxystiques sont des événements médiologiques, ou, si l’on préfère, des défaillances de la représentation. Dans l’un et l’autre cas, un médium représentant la richesse – la production courante dans le cas de la monnaie, la production à venir dans le cas de la finance – se trouve dévalorisé, peu à peu (inflation) ou brutalement (krach). Une bulle financière s’apparente à un épisode de délire schizophrénique, une vision hallucinée de la richesse anticipée, qui se résout en suspicion paranoïaque à l’égard de toute représentation de la valeur. Découvrant que les promesses ne pourront pas être tenues, le soupçon devient « autoréalisateur ». Malheureusement, on ne peut pas soutenir que l’implosion de la bulle ramène aux fondamentaux de l’économie réelle, ne touchant en définitive que les joueurs malchanceux. Elle compromet la richesse future, ne fût-ce qu’en tarissant le crédit aux agents économiques.
Oligarchies
La finance et ses crises révèlent un certain état du monde qu’on ne saurait réduire à la confrontation de deux principes, la faillite de l’un impliquant l’élection immédiate (ou le « retour ») de l’autre : d’un côté le tout-marché, le laisser-faire, le « privé », triomphant depuis les années 80 et désormais en déroute ; de l’autre l’État, la régulation, le « public », sollicité en urgence afin de réparer les dégâts et reprendre la main, tant pour éviter de nouvelles catastrophes que pour mettre un terme aux maux engendrées par le principe opposé.
Le libéral trop naïf ou trop cynique, c’est selon, considère le marché comme le lieu où s’exerce la démocratie économique. Hélas, « le » marché n’existe tout simplement pas et quant aux marchés concrets (un dollar, une voix), ils sont encore plus oligarchiques que la plupart des démocraties politiques modernes (un homme, une voix). Quant aux prétendues lois du marché, elles cèdent en réalité aux décrets d’une gouvernance édictés par des oligarques qui ne sont pas tous russes, loin de là.
Au-delà des questions de principes, il faut donc assurément revenir à la réalité, à ses acteurs, aux événements et aux scénarios qui les articulent. Coté privé : des banques, différentes catégories de « fonds » plus ou moins spéculatifs, des agences de notations ; en bref : des argentiers. Leur représentation du monde est sommaire mais réaliste à sa manière. Leur finance globale jette un filet, un « network » sur les « nœuds de valeur » où les hommes produisent de la valeur économique. Les argentiers la prélèvent, la concentrent, la distillent dans leurs alambics et en accumulent massivement le distillat – l’argent numérique – dans leurs poches ou plutôt dans leurs comptes en banque.
Les très grandes entreprises, ces « oligopoles » qui dominent la totalité des grands secteurs économiques se trouvent en quelque sorte à cheval sur l’économie financière et l’économie dite réelle, eu égard à leur financiarisation croissante : certaines, quel que soit leur secteur d’activité, tirent une part importante de leurs revenus et profits de transactions purement financières et toutes sont soumises au pouvoir actionnarial, autant dire à la finance.
Dans les seconds rôles, toujours du point de vue des argentiers, on trouve les entreprises ordinaires et les autres acteurs réunis dans le fourre-tout appelé « société civile », notamment les travailleurs, qui sont aussi des épargnants (ou des emprunteurs) et des contribuables.
Le « retour de l’État » est justement motivé par la capacité des pouvoirs publics à mobiliser l’argent et le crédit du contribuable pour sauver des établissements financiers menacés. Les argentiers, naguère rétifs à l’intervention publique, ne s’en effarouchent nullement, sinon pour reprocher à l’administration américaine de n’avoir pas nationalisé Lehman Brothers ou tout au moins socialisé ses pertes. Que ces secours d’urgence soient assortis d’un minimum de conditions imposées par la puissance publique à leurs bénéficiaires est bien la moindre des choses, mais, à notre connaissance, personne à ce jour n’a encore proféré l’injonction qui fit beaucoup pour établir la réputation de Margaret Thatcher : « I want my money back ».
Les banques ? Naguère, on croyait pouvoir distinguer deux catégories d’acteurs parmi les argentiers. D’un côté des banques, sérieuses et bien régulées ; de l’autre les francs-tireurs que sont les hedge funds et autres paradis fiscaux. Mais ce sont pourtant bien les premières, en principe étroitement surveillées, que l’on découvre au cœur de la crise. Et si les banquiers ont failli, les régulateurs et autres contrôleurs n’ont guère fait mieux pour leur part, que ce soit au niveau des établissements (voir l’affaire Kerviel) ou à l’échelle nationale et internationale. Défaut d’autorité ? De coordination ? De compétence ? Comme le remarque Jean-Paul Fitoussi [1] : « Cette crise financière a pour singularité d’être la première crise de compréhension du système par les acteurs d’un secteur qui fut et demeure le plus gros consommateur d’intelligence de nos sociétés ». Beaucoup d’intelligence, mais encore pas assez au regard de la démesure et de la complexité des dispositifs à réguler. Et comment ne pas être sceptique en découvrant que les intelligences chargées d’administrer la banqueroute sont celles-là mêmes qui eussent dû nous en préserver ? Comme on dit à Wall Street : « The lunatics are running the asylum » [2].
Une régulation renforcée, exercée « globalement », a minima par la coordination des régulateurs nationaux existants ou, mieux, par la mise en œuvre d’une instance de régulation mondiale ne saurait donc rassurer. Ne faut-il pas plutôt se résoudre enfin à réglementer – et la différence n’est pas mince : la régulation assure le pilotage d’un système sans toucher à ses règles de fonctionnement tandis que la réglementation modifie au contraire ces dernières ? L’actualité rappelle pourtant un exemple déjà ancien : en 1933, par le Glass Steagall Act, le législateur américain - le législateur et non le régulateur – aux prises avec les dégâts de la crise de 29 avait cru nécessaire d’interdire aux banques d’exercer simultanément les métiers de banque commerciale (banque de dépôt ou banque de détail) et celui de banque d’affaires (ou banque de financement et d’investissement). Le nouveau New Deal en gestation se garde bien d’une telle audace. Pire les événements conduisent à renforcer la confusion, en même temps que la taille des établissements concernés.
La concentration bancaire sort en effet renforcée de la crise. Dans le paysage bancaire mondial les établissements géants sont devenus « too big to fail ». Personne ne semble s’aviser qu’une entreprise devenue trop grosse pour faire faillite devrait logiquement cesser aussitôt d’être considérée comme une entreprise « privée ».
Seuls quelques grands États (ou une union monétaire comme l’Euroland) ont de nos jours la taille requise pour se porter au secours d’un géant de la finance en difficulté. Le taille du bilan de certaines banques excède plusieurs fois les ressources du pays où elles résident : celle d’une grande banque française est voisine du PIB national, celle d’une très grande banque suisse est quatre fois supérieure. On en tire évidemment argument en faveur de ces grands ensembles, comme si la taille des banques devenait le critère de viabilité des nations ! Pauvre Danemark, pauvre Hongrie, pauvre Suisse, sans parler de l’Islande, too small to save, trop petit pour sauver « leurs » banques. Ne serait-il pas plus judicieux de se demander s’il est bien raisonnable de laisser croître ces dangereuses montagnes de dettes ?
D’autant qu’après la disparition des grandes banques spécialisées de Wall Street - les survivantes ont changé de statut pour recevoir elles aussi des dépôts – la crise consacre en même temps un modèle de banque dite « universelle » exerçant simultanément le métier de banque de dépôts et celui de banque d’affaires. Aux États-Unis, le Glass Steagall Act, juridiquement aboli dans les années 1990, vient donc de l’être dans les faits : non seulement le mélange des genres n’est plus interdit, mais il devient fortement recommandé. La confusion autrefois vicieuse serait-elle devenu vertueuse ? Le raisonnement implicite est qu’une banque de dépôt, précisément parce qu’elle peut compter sur les dépôts de ses clients et les revenus des services qu’elle leur fournit, peut mieux affronter les pertes que ses spéculations peuvent lui valoir. Ce n’est guère rassurant pour les clients et leurs dépôts, même si ces derniers sont garantis par l’État, ou plutôt par l’infaillible payeur ultime qu’est le contribuable. La réunion des deux métiers dans un même établissement ne va certes pas dans le sens de la transparence.
Il faut donc modérer l’enthousiasme suscité par le retour salvateur de l’État car, entretemps, la disproportion s’est durement accusée. Pas plus que « le » marché, l’État (au singulier) ne rend guère compte de la réalité. Qu’en est-il des États ? Le « G20 », qui s’est réuni le 15 novembre dernier à Washington pour établir une nouvelle architecture financière internationale se compose en fait de vingt-trois participants : les 20 plus les Pays-Bas et l’Espagne (à l’initiative du président Sarkozy) et… l’Union européenne, soit 90% de l’économie mondiale, mais seulement 10% de l’effectif total des nations (environ 200). Les autres, de toute évidence, ne comptent pas.
Mais qui compte vraiment désormais ? On s’est félicité que les États aient su se « concerter », à différents niveaux, du G7 au G20 en passant par l’Eurogroupe. Mais cette convergence obligée confirme plutôt l’affaiblissement des États-nations ci-devant souverains mais contraints de se soumettre à des mesures imposées par une situation qui les dépasse. Comme le constate allègrement Pierre-Antoine Delhommais [3] : « Ce n’est pas le moindre des paradoxes : au lieu de fragiliser la mondialisation, la première grande crise mondiale la renforce. » CQFD.
La mondialisation sans doute, mais qu’en est-il de la puissance dominante, celle qui donne le la en matière d’institutions financières, jouit d’une monnaie privilégiée et impose sa gouvernance et ses normes comptables au reste du monde ? Si le cours du dollar exprime assez fidèlement le pronostic des dirigeants des autres pays sur le devenir de la puissance américaine (sachant que la détention de centaines de milliards de dollars les dissuade aussi de le laisser s’effondrer), La Chine et la Russie entretiennent avec elle des rapports ambigus oscillant entre coopération et compétition. A la Une du Monde du 24 août dernier on découvrait ce titre : « Les marchés sanctionnent la guerre russe en Géorgie ». A croire que les conflits géopolitiques ne seraient plus tranchés par les diplomates et les généraux, mais par les « marchés » et leurs opérateurs. Mais les rapports de force n’étant plus ce qu’ils étaient, le président russe Dmitri Medvedev retournait aussitôt la réponse du berger à la bergère : « Nous sommes interdépendants, et c’est pourquoi nous souhaitons que nos partenaires américains s’occupent moins d’affaires internationales et plus du renforcement de leur économie … » [4]. Il est vrai que la Russie détient plus de 150 milliards de dollars de créances sur Freddie Mac et Fannie Mae, ces établissements semi-publics de refinancement de crédit immobilier alors en perdition. A l’ère des fonds souverains, logique de marché et logique de puissance s’hybrident parfaitement.
Il est donc peu probable que la Chine (comme la Russie) acceptent d’entasser indéfiniment des dollars – avouant ainsi leur subordination. Après avoir beaucoup sacrifié à l’exportation pour satisfaire la consommation à crédit des ménages américains, mais cela dans le but évident de développer ses propres capacités de production, la Chine s’apprête à en orienter une part croissante vers l’équipement de son territoire et la consommation de sa population. Elle vient du reste d’annoncer un New Deal à la chinoise qui devrait mobiliser l’équivalent de 600 milliards de dollars d’ici 2010.
Quant à l’Union européenne, son caractère hybride ou son inachèvement (dont témoigne l’étrange privilège de jouir d’un siège aux côtés des principaux États-nations qui la composent dans les instances internationales) peut indifféremment s’analyser comme un archaïsme résiduel (une Union encore inaccomplie) ou, au contraire, comme la préfiguration d’un monde de grandes puissances régionales composées d’État-nations confédérés disposant d’une monnaie commune – une Europe des peuples, en quelque sorte.
Le retour des peuples
Les peuples, justement –et non les « multitudes » qui sont les peuples sous le regard de l’empire – prennent de leur côté des initiatives. Passons sur les expériences encore marginales de monnaies locales ou encore de microcrédit pour nous en tenir ici à un exemple de résistance, d’autant plus significatif qu’elle se produit en Californie [5]. A McCloud, petite ville du nord de cet État peu suspect d’archaïsme, une association s’oppose au projet commun à la municipalité et à la multinationale Nestlé (un partenariat public-privé comme on dit chez nous) pour édifier un complexe industriel qui captera l’eau de la rivière locale à sa source et la mettra en bouteille. L’envoyé spécial du Monde précise que l’association « réunit des citoyens qui, à première vue, n’avaient rien à faire ensemble : des républicains conservateurs, des démocrates libéraux, des écologistes… » Aux dernières nouvelles, Nestlé aurait annulé le contrat et serait prêt à reprendre les négociations à zéro. Entretemps, via Internet comme il se doit, l’affaire a pris une porte nationale et internationale : « Des élus locaux d’une région rurale de l’Inde sont venus aux États-Unis pour faire connaître leur combat contre une usine d’eau en bouteille appartenant à Coca-Cola, et ils ont fait un détour par McCloud, pour venir nous féliciter ! » se réjouit celle qui anime la résistance. Détail piquant : du point de vue des habitants de McCloud, la population serait victime d’une mondialisation sauvage conduite par des… Européens, avec la bénédiction de l’OMC !
Dans la même perspective – et ne fût-ce que pour faire face au renchérissement du coût des transports – une relocalisation de l’économie paraît se dessiner. On vient même d’assister à intéressante « délocalisation à l’envers » : le constructeur automobile sud-coréen Hyundai a inauguré au mois de novembre 2008 son premier site de production… européen (en République tchèque) – il n’est donc pas si absurde d’envisager une réindustrialisation du vieux continent. On finira peut-être même par s’aviser de la légitimité d’un protectionnisme (horresco referens !) combiné avec la libre implantation d’unités de production respectueuses des lois sociales et environnementales du pays d’accueil [6]…
Au terme du scénario de globalisation où s’inscrit encore la réforme du capitalisme engagée le 15 novembre 2008, s’ouvrent d’autres issues. D’autres scénarios sont possibles et même probables – plus exactement, ils coexistent car aucun retour des peuples jamais n’abolira les oligarchies. Le monde d’aujourd’hui est à la fois « global » ou unipolaire ; oligopolaire, avec la montée en puissance d’autres formations politiques continentales telles la Chine ou la Russie (l’Europe ?) ; et multipolaire enfin avec des Etats-nations [7] persévérant dans l’existence, voire avec l’émergence d’autres formations politiques en quête de self-government sinon de pleine souveraineté.
Les médiologues ont déjà relevé un trait frappant de l’hypersphère : la tendance à l’hybridation [8]. De même, dans l’ordre géopolitique on ne saurait dire qu’une structure s’impose ou se substitue à une autre mais que des formes diverses cohabitent et se combinent. On a abondamment souligné la contribution des réseaux à l’unification du monde, on s’est moins aperçu qu’ils favorisent aussi bien l’enchevêtrement de formations sociales à géométrie variable.
Dans l’hypersphère, les innombrables rédacteurs de Wikipédia ont entrepris de rédiger une encyclopédie populaire à l’encontre de la division hiérarchique du travail intellectuel. Ne peut-on imaginer que s’inspirant du modèle, d’innombrables citoyens se mettent à leur tour à écrire la démocratie ? Contre la définition de Paul Valéry (la politique est « l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde ») il est peut-être temps de rappeler celle que l’on prête à Gambetta : l’art du possible.