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Résistances

Le complot des complotistes

Paul Soriano, 14 octobre 2021

Modifié le : 15 octobre 2021

« Les Lumières à l’ère numérique » ? On serait donc passé d’un complotisme d’élite, institué et savant, quasi-monopole d’intellectuels autorisés (à publier des livres), à un complotisme de masse, anarchique, ouvert à tout un chacun, « ubérisé » par les réseaux sociaux…

Pioché dans la presse : un vent d’irrationalité souffle sur notre époque ; à une étude universitaire, certains opposent une vidéo Youtube tournée par un non-spécialiste dont la seule légitimité est d’avoir une opinion sur le sujet.

« Un petit groupe de gens puissants se coordonne en secret pour planifier et entreprendre une action illégale et néfaste affectant le cours des événements », afin d’obtenir ou de conserver une forme de pouvoir. Wikipédia, Théorie du complot. Ainsi entendu, le complotisme ne date pas d’hier, il serait ancien que… les complots. Toute entreprise politique a de bonnes raisons, en effet, de suspecter ses adversaires de comploter, dès lors que le conflit politique requiert le secret, la dissimulation. On notera l’abondance de ces termes dans le discours politique : conjuration, conspiration, coup monté, machination, manigance…

Peut-on dire que le « mauvais » complotisme diffère de la simple lucidité en cela qu’il se fonderait sur des mensonges ou de pures inventions jusqu’à faire craindre une forme de pathologie appelée paranoïa. Malheureusement, la psychiatrisation de l’adversaire fait aussi partie du combat politique (« ils sont fous, ces Brexiters ! » ) et l’on sait que la plus belle ruse du diable consiste à faire croire qu’il n’existe pas, et les paranoïaques peuvent aussi être persécutés.

Plus intéressant donc : le développement spectaculaire du complotisme à l’époque moderne et, surtout, de nos jours…

« La recherche de mobiles inavoués est parfaitement légitime, et les historiens, depuis Thucydide, le savent bien », nous dit Hannah Arendt. Depuis Thucydide !

Avec les chasses aux sorcières au Moyen Âge et, plus tard, les guerre de religion (complots protestants ou… catholiques) le complotisme a poursuivi sa longue carrière. Il a néanmoins pris de l’ampleur aux XIXe et au XXe siècles, parallèlement au développement des « philosophies de l’histoire » et autres « idéologies » (la distinction est incertaine), d’autant les notions de « ruses de l’histoire », ou de la raison, les comploteurs peuvent ignorent qu’ils complotent, inconsciemment.

Hegel, Marx et bien d’autres ont élaboré des thèses bientôt partagées par les millions de lecteurs de ces mêmes auteurs ou, plus souvent, des commentateurs qui en extraient la « vulgate », laquelle donne rarement dans la finesse : la gauche démonte les complots des classes dominantes, la droite, ceux des forces de gauche qui veulent abattre les classes dominantes, et les extrêmes, de droite et de gauche, font la synthèse.

Qui sont les comploteurs de l’Histoire ? La bourgeoisie, les capitalistes, les juifs, les francs-maçons, ou bien les technocrates (au sein de l’Union européenne notamment), et autres dominants présumés ; mais aussi les fascistes et les nazis, depuis leur défaite historique (aux vaincus, il reste toujours une ressource : la société secrète) ; ou encore les… Russes : plus d’un commentateur démocrate américain en est encore convaincu : c’est la Russie, c’est Poutine, qui « a fait élire Trump », mais la Chine est en train de prendre le relais dans la course au titre de Grand Satan. Sans parler du grand complot de l’homme blanc (selon les éveillés du mouvement Woke).

En démocratie, a fortiori avec le déploiement des réseaux sociaux de nos jours, tout un chacun peut concocter sa propre interprétation de l’histoire et la « partager ». D’autant que les « autorités » susceptibles de la réfuter sont elles-mêmes de moins en moins écoutées. Un monde à la fois global et de plus en plus fragmenté voit se multiplier les « ennemis », comploteurs en puissance ; se multiplient en même temps les « bulles » où l’on se conforte dans son opinion, sans plus trop s’intéresser à celles de ses adversaires…

En gros : on serait passé d’un complotisme d’élite, institué et savant, quasi-monopole d’intellectuels autorisés, à un complotisme de masse, anarchique, ouvert à tout un chacun et pour ainsi dire « ubérisé » par les réseaux sociaux… Le complotiste autorisé est éclairé (aux Lumières), le mauvais est un allumé. Explication médiologique : il y a toujours eu des paranos et autres « allumés », les réseaux sociaux leur donnent une audience sinon une crédibilité sans précédent… de même que l’imprimerie en a donné au complotisme idéologique « savant »…

Les Lumières à l’ère numérique ?

Diagnostic présidentiel (décembre 2020) : « Le problème clef pour moi, c’est l’écrasement des hiérarchies induit par la société du commentaire permanent : le sentiment que tout se vaut, que toutes les paroles sont égales, celle de quelqu’un qui n’est pas spécialiste mais a un avis sur le virus vaut la voix d’un scientifique… C’est ce poison qui nous menace. […] Voici le cercle vicieux : un nivellement, qui crée du scepticisme, engendre de l’obscurantisme et qui, au contraire du doute cartésien fondement de la construction rationnelle et de la vérité, conduit au complotisme… »

Curieusement, le diagnostic, assez juste au fond, bien qu’incomplet (les origines savantes du complotisme sont en général occultées), engendre une nostalgie des sociétés hiérarchisées, ordonnées – c’était donc mieux avant ? ; et cela non seulement de la part d’un président pourtant ultramoderne, mais aussi chez d’autres progressistes, naguère radicalement égalitaristes, voire anarchistes…

Que faire alors ? Dans la perspective technocratique qui est celle du régime, nommer une « commission d’experts » – en l’occurrence la « commission Bronner » modestement intitulée « Les Lumières à l’ère numérique ». Cela nous vaudra, n’en doutons pas, une batterie de néologismes obscurs (donc suspects), du genre « marché cognitif dérégulé », « théorème de la crédulité informationnelle », « apocalypse cognitive »… Et, à la fin, des recommandations oscillant entre vœux pieux (« comment rendre attractifs les discours raisonnables ? » [sic]) et nouvelles contraintes : « Il faut réguler le marché de l’information sur Internet », « empêcher la quête de biais de confirmation » [sic], forcément assorties de sanctions… que les complotistes visés, rejoints et renforcés par des commentateurs sincèrement préoccupés, ne manqueront pas d’interpréter comme une confirmation du complot des élites contre la liberté d’expression…

Pauvreté, perversité du complotisme populiste, certes ; dangers pour la démocratie, sans doute… Mais les élites ne se laissent pas aller, elles aussi, à de coupables facilités ? Les mots qui tuent, par exemple, ou même le… complotisme !

Certains mots bien commodes font l’économie d’une argumentation : pas la peine de s’épuiser à réfuter le raisonnement d’un adversaire, ou de faire des recherches « factuelles » approfondies (fact-checking, « le vrai du faux »…) ; il suffit d’opposer un mot, un seul, à une déclaration quelconque pour la disqualifier sans autre forme de procès ; exemples bien connus : populisme et complotisme, justement (« fasciste » a beaucoup servi, mais semble en perte de vitesse).

Le complotisme fait penser à ces jeux d’enfants où « c’est celui qui le dit qui l’est »… En traitant ses adversaires de complotistes, on est tôt ou tard conduit à se demander pourquoi ils le font, et donc à suspecter un complot des complotistes, ce qui fait de vous un des leurs… De même que le virus de la pandémie n’épargne pas le corps médical, de même le virus complotiste n’épargne nullement les agents chargés de l’éradiquer.

On n’est pas sortis de l’Auberge des Conjurés… À défaut de vaccin, le caractère « viral » et pandémique du complotisme pourrait inspirer une meilleure stratégie, visant une espèce d’immunité grégaire plutôt que de s’attaquer de front à la maladie au risque de l’aggraver… À moins que le but caché (!) soit de faire taire les opposants à l’hégémonie du socialement correct ?

Nous voilà contaminés !


Références

Billet paru dans Marianne, Les Médiologues le 15/10/21


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