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Frontières

Les frontières de la monnaie

Monnaie et (géo)politique

Paul Soriano, 25 mars 2010

Modifié le : 10 juillet 2020

La carte des territoires monétaires ne recouvre que très imparfaitement la carte politique. Si, en gros, une nation souveraine égale une zone monétaire, on observe des exceptions notables. La carte monétaire rend compte des mouvements de fond, si l’on ose dire, qui affectent de nos jours la société des nations, à l’heure où les réseaux franchissent les frontières et déjouent le contrôle étatique de la monnaie.

« Tout événement monétaire est un événement politique ».

En Europe, seize pays souverains appartiennent à une zone monétaire unique, la « zone euro » ou « Euroland ». Le cas de la zone dollar est plus complexe. En principe, le dollar est la monnaie des seuls États-Unis d’Amérique. Mais d’autres pays l’ont adopté, tels l’Équateur ou le Salvador. Surtout, le dollar fait exception à la règle qui veut qu’on ne puisse payer ses dettes (internationales) avec sa propre monnaie. Instrument capable d’éteindre toute dette, une monnaie n’est un « bien public » que dans le pays qui l’émet. Celui-ci ne peut rembourser sa propre dette à l’égard des autres qu’avec une « monnaie internationale » (l’or par exemple, au temps de l’étalon-or) ou avec d’autres biens tangibles acceptés en paiement. Ce « privilège du dollar » est de facto et non de jure – en d’autres termes, c’est la puissance des États-Unis qui l’engendre, leur autorité plutôt que leur pouvoir, puisqu’ils ne contraignent pas les autres pays à accepter leur monnaie en règlement de leurs dettes.

Il reste que la monnaie ou les titres, tels les bons du Trésor, libellés en dollars valent bel et bien reconnaissance de dette. La Chine à elle seule détiendrait pour un montant évalué à plus de deux mille milliards (de dollars). Mais que mesure au juste ce montant ? La dépendance des États-Unis ou plutôt celle de la Chine dont les actifs dépendent ainsi de la valeur de la devise privilégiée ? Comme le dit la sagesse financière : si vous devez mille dollars à votre créancier, vous avez un problème ; mais si vous lui devez un million, c’est lui qui a un problème…

Le monde dit global ne dispose donc pas d’une monnaie globale [1]. Paradoxalement, on a connu, bien avant la globalisation, une monnaie globale, à savoir l’or (le régime de l’étalon-or pris fin en 1971 quand Richard Nixon a mis fin à la convertibilité du dollar).

 Régimes monétaires

Le dessin de la carte monétaire requiert des crayons de couleurs pour rendre compte de la variété des régimes monétaires rencontrés, avec des frontières en traits pleins et d’autres en pointillés. Un pays peut renoncer à une partie (à vrai dire essentielle) de la souveraineté monétaire en attachant sa monnaie à une autre au moyen d’une parité fixe comme l’a fait, par exemple, l’Estonie à l’égard de l’euro. Il arrive aussi qu’une monnaie étrangère soit acceptée dans un pays, au moins pour certaines transactions. Cas limite : en Suisse, la plupart des commerçant acceptent d’être payés indifféremment en francs suisses et en euros, ce qui ne signifie nullement que la Confédération transige sur sa souveraineté, mais simplement que des commerçant avisés se chargent, à la place du consommateur, des opérations de change, comme ils le faisaient déjà auparavant avec le mark allemand. Néanmoins, cette situation est bien l’aveu d’une certaine forme de dépendance, d’autant que certains de ces mêmes commerçants envisagent de payer en euros leurs fournisseurs et même leurs salariés, afin d’échapper au risque de change.

Laquelle de nos deux cartes, la monétaire et la géopolitique, est la plus proche de la réalité ? Un pays est-il encore souverain quand il ne dispose plus de sa propre monnaie, cet attribut de la souveraineté ? Concrètement, renoncer à sa monnaie, c’est renoncer sinon à lutter, du moins à utiliser certaines armes – les taux de change notamment – à l’inverse ce que fait, par exemple, la Chine en sous-évaluant sa devise pour mieux casser les prix sur les marchés mondiaux. Pour s’émanciper de la tutelle des États-Unis des États d’Amérique latine envisagent très logiquement la création d’une zone monétaire commune et autonome. A contrario, la Grèce étant membre de la zone euro ne peut utiliser l’arme monétaire pour réagir, souverainement, à sa situation financière, face aux assauts des « marchés ».

Défiés par le haut (les monnaies transnationales), les États-nations le sont aussi par le bas : en s’armant d’une loupe, l’observateur pourra en effet distinguer sur la carte une multitude de petites zones monétaires ou des agents économiques acceptent une « monnaie locale ». Celles-ci sont le plus souvent le fruit d’initiatives militantes, avec une coloration souvent écologiste ou altermondialiste. Ces monnaies visent à favoriser des activités et des échanges jugés vertueux, à renforcer la solidarité communautaire, et à relocaliser l’économie. Mais la contestation de la monnaie étatique inspire également des projets ultralibéraux de « monnaie privée ».

 Monnaies alternatives

Parmi les expériences les plus significatives de monnaies alternatives, citons les « LETS » (pour Local Exchange Trading Systems, mais LETS suggère aussi « let’s do it ! », « agissons ! »). Le mouvement est né au Canada au début des années 1980 dans une région en crise, avant de se répandre dans le monde entier. En France, le projet SOL, « monnaie alternative pour les réseaux de l’économie solidaire et les échanges de proximité » est expérimenté dans cinq régions [2]. La doyenne des monnaies alternatives encore en exercice est le « wir » suisse qui annonce la couleur, puisque wir signifie « nous » en allemand [3] : créé par un banquier en 1934 (au temps d’une autre crise…), cet espace monétaire réunit 70 000 entreprises, et cela dans un pays dont le franc national ne passe pourtant pas pour une monnaie de fantaisie. On compterait aujourd’hui plusieurs milliers d’expériences de monnaies alternatives dans le monde.

Il est vrai que si la monnaie requiert un consensus, elle en est aussi bien l’instrument puisqu’elle est susceptible de créer du lien social, ou tout au moins de le consolider. L’usage d’une monnaie locale contribue à l’autonomie de la communauté concernée à travers la consolidation de son économie. Car non seulement ses membres sont conduits à acheter les biens et services produits par leurs pairs (qui seuls, en principe, acceptent d’être payés en monnaie locale), mais les producteurs sont incités à produire les biens qui font encore défaut. C’est en somme une forme de protectionnisme local. La dimension politique de la monnaie est clairement réaffirmée. Comme le dit un chercheur de la New Economics Foundation britannique [4] : « Pour qu’une devise locale ait un avenir il faut (….) qu’elle soit créée dans une communauté très intégrée, fière de son identité, et méfiante à l’égard des gouvernements centraux. » A l’évidence, ces conditions sont couramment réunies dans notre monde.

Précisons que la plupart des monnaies alternatives sont des monnaies d’échange au sens strict. En général, elles ne portent pas intérêt et certaines infligent même un intérêt négatif, pour dissuader toute thésaurisation. Autant dire qu’elles requièrent quelque articulation avec une « vraie » monnaie capable de remplir la fonction de thésaurisation ou d’épargne.

Les monnaies dites « privées [5] » sont émises par des entreprises à l’usage de leurs clients. Citons par exemple les chèques restaurant ou encore les miles des programmes de fidélisation des compagnies aériennes qui sont des monnaies plus ou moins « affectées » à un usage : ce sont donc de pseudo-monnaies. Pour n’être ni étatique ni locale, une vraie monnaie créée diffusée et gérée par une entreprise n’en serait pas pour autant apolitique…

On qualifie enfin de e-monnaie une monnaie « électronique » émise par des opérateurs étrangers au système bancaire, rattachée ou pas à une ou plusieurs monnaies officielles. C’est un exemple de monnaie de réseau, instrument d’échange entre les membres d’un réseau qui ignore les frontières. A ce jour, on peut se demander si la seule monnaie de réseau opérationnelle ne serait pas précisément le… dollar.

La viabilité des monnaies alternatives reste à prouver, notamment quant à leur capacité à s’articuler avec les monnaies officielles, nationales-étatiques, internationales (comme l’euro) ou transnationales (comme le dollar). D’autant que ces initiatives, exposées à une carence de régulation, nourrissent de surcroît la suspicion des pouvoirs publics : elles violent le monopole de l’émission monétaire par le système bancaire (la Banque centrale et les banques commerciales) ; elles permettent d’échapper au fisc (en s’affranchissant de la TVA par exemple) et se prêtent à des usages criminels (blanchiment d’argent sale, etc.).

 Conclusion

L’innovation monétaire n’opère donc pas nécessairement dans le sens d’une simplification et d’un élargissement des espaces monétaires, en route vers on ne sait quelle mondialisation assise sur une monnaie unique planétaire. En conséquence, l’avenir des monnaies se dessine selon les scénarios politiques et géopolitiques de reconfiguration des nous qui confrontent, entre « global » et « local », des échelons intermédiaires , à commencer par les États-nations, les regroupements continentaux tel l’Euroland, mais aussi des groupes d’intérêt ou encore des communautés virtuelles a-territoriales.

Avec l’euro, justement, on dispose d’une expérience singulière : la construction, au sein d’une l’Union européenne (à l’origine communauté économique), d’un projet politique fondé sur une monnaie – sans autre nom que celui de cette monnaie… qui n’ose toutefois afficher les symboles de la souveraineté. Les soubresauts provoqués en son sein par les retombées de la crise financière (entre autre : les réticences de l’Allemagne à se porter au secours d’un pays membre, la Grèce, en attendant que d’autres soient touchés) témoignent de la fragilité de cette construction.

Tandis que les monnaies locales témoignent (timidement) d’une relocalisation du monde, l’avènement probable de nouvelles zones monétaires continentales en Asie ou en Amérique latine notamment, ou bien des accords monétaires entre puissances, telles la Chine et la Russie, pourraient bien redessiner la carte. Dans le sens d’une réduction du privilège du dollar et… des ambitions de l’euro. Assurément, la monnaie est bien le signe des transformations qui agitent notre monde globalement fragmenté. Elle en est aussi, dans une certaine mesure, l’instrument.

Transversales.org. Un dossier très complet. Le ton est assez « militant », mais l’information est particulièrement riche.

Notes

[1A défaut, on utilisera une unité de compte universelle, tel le folklorique BigMac Index : la très austère revue The Economist suit le prix du hamburger de l’Empire dans différents pays depuis 1986. Ce genre d’indice permet d’évaluer les vrais taux de change, « à parité de pouvoir d’achat ».

[3WIR est aussi une abréviation de Wirtschaftsring, cercle économique.

[4Cité par Le Monde du 18/09/2009 dans un article intitulé « Mon quartier, ma monnaie ».

[5Pas plus qu’une langue, une monnaie ne peut-être « privée » à proprement parler ; à la rigueur, on peut dire monnaie d’initiative privée. Une fois adoptée, une monnaie devient « publique » par définition, même si elle n’est pas étatique.


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