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Maîtres de l’argent

Colonisation économique (paru dans Médium 16-17)

Paul Soriano, 3 juin 2008

Modifié le : 11 juillet 2020

Que font les maîtres de l’argent, les argentiers [1], à tout ce qui jadis et naguère se tenait en dehors de l’argent ? Le règne de l’économisme se dessine depuis deux siècles environ : Adam Smith publie La Richesse des Nations en 1776 alors que s’ébauche la révolution industrielle, la « grande transformation ». La phase aigüe de ce processus commence dans les années 1980, quand s’organise la subordination de l’économie à la finance, la « financiarisation ».

 Res publica, res privata

Quand l’argent règne sur l’ensemble des transactions qui occupent les hommes, il instaure une espèce de république universelle de la valeur, que l’on peut – n’en déplaise à nos hussards noirs – déclarer « laïque » à l’égard des valeurs qui motivent les uns et les autres. Cette parfaite neutralité serait symbolisée (si l’on peut dire) par l’extrême dépouillement de la monnaie européenne qui exclut non seulement les références religieuses mais tout autant les références politiques, ethniques ou historiques : ni Dieu ni maître sur nos billets de banque, pas même un maître d’école… A une nuance près : si la monnaie est bien res publica, l’argent, lui, est res privata. Dans cette forme de démocratie, les droits de vote se trouvent donc très inégalement répartis, distribués par une main occulte pas très catholique. Il n’en reste pas moins que la monnaie devenue pur symbole sans valeur substantielle, ne devant sa crédibilité qu’à la confiance que lui accorde le public, la fortune des plus fortunés s’exprime en unités fiduciaires qui ne valent que par notre consentement.

 La gestion efficiente des actifs

A vrai dire, les ordres de valeurs son moins asservis que colonisés par l’argent en ce sens qu’il les dépouille de leur pouvoir normatif dans leurs ordres respectifs (le sacré, le vrai, le beau, le juste, etc.) et les invite à valoriser leurs productions spécifiques en termes d’efficience dans les catégories que redessinent les normes comptables. De l’entreprise à la nation, de l’école au musée, de l’hôpital au club sportif, chaque formation sociale susceptible de « créer de la valeur » est soumise au nouvel impératif catégorique : la gestion efficiente de ses « actifs », terme qui, curieusement désigne aussi bien le travail (la population active) que le capital (les actifs de l’entreprise).
Il est vrai que face aux inextricables spéculations philosophiques que soulèvent les plus banales questions de valeur et de sens (« qu’est-ce qu’un chef d’œuvre ? », « pourquoi la République ? », « que vaut une existence humaine ? »…), les réponses du marché tranchent de manière simple et précise. On peut alors tout aussi bien comparer la valeur des entreprises, celle des régimes politiques ou matrimoniaux, l’offre religieuse ou les méthodes d’apprentissage de la lecture. Bon prince, on accordera que chacun détermine lui-même les « indicateurs » quantitatifs permettant de mesurer sa contribution. Voyez comment les critères de Maastricht estiment la vertu des États : le taux d’inflation d’un État membre donné ne doit pas dépasser de plus de 1,5 % celui des trois États membres présentant les meilleurs résultats en matière de stabilité des prix ; le déficit public annuel ne doit pas dépasser 3% et la dette publique 60% du PIB. Et pour ceux que rebute encore cette réduction comptable, le fourre-tout des « externalités » positives ou négatives (nuisances, chômage, droit de l’homme, « coûts émotionnels » [5]….), laisse place au discours résiduel de ce qui n’est pas encore mesurable [6]. D’où le succès de ces « suites bureautiques » qui offrent les trois instruments requis par l’évaluation : outre un tableur (pour les calculs), un traitement de texte (pour le discours) et un logiciel de présentation (pour les images).
Dans cette perspective, le gouvernement des personnes (sous la loi) s’efface devant la gouvernance des affaires (sous contrat) ; le marché de l’art tranche de manière élégante les vaines querelles de l’art contemporain ; et le pauvre comprend enfin pourquoi il l’est et comment ils peut cesser de l’être, en devenant entrepreneur de soi-même pour valoriser son capital individuel : « Jusqu’à présent, nous avions un corps… On disait même que nous avions une âme. Nous savons désormais dès le réveil que nous avons un capital. Que dis-je, nous sommes un capital » [7].

Art contemporain

« Marché de l’art » est un oxymore puisqu’une œuvre d’art n’a aucune valeur économique. Seul un Bouvard (ou un Pécuchet) frotté de marxisme peut soutenir qu’une œuvre vaut, par exemple, son coût de production. Mais c’est justement parce qu’elle est sans valeur économique qu’une œuvre est un parfait objet de spéculation financière. Le moteur de la spéculation s’appelle volatilité : plus l’écart qui peut affecter le prix d’un bien est important et plus grande la fréquence de cette variation, plus les spéculateurs avisés (initiés ?) s’enrichissent en empochant les différences, à la hausse comme à la baisse alternativement. Or, rien n’est plus volatil que le prix d’une œuvre d’art contemporain, toujours situé quelque part entre zéro et l’infini et susceptible de varier très rapidement, aux bons soins des agents spécialisés du prétendu marché de l’art.

 Biens informationnels

Au prix d’une extension un peu hasardeuse de la notion d’information (aux yeux du médiologue : quelque chose qui se matérialise ou s’incarne, circule, s’accumule ou métabolise), la valeur tend de nos jours à se concentrer dans les « biens informationnels », de telle sorte qu’elle partage avec l’argent numérique le même support : nul doute que les transactions en seront facilitées…
Le phénomène se constate non seulement dans la finance informatisée, ce qui n’est pas pour nous surprendre (la valeur réduite à l’information c’est la Weltanschauung du financier), mais aussi bien dans les produits et les processus de production, le capital, et même la ressource humaine, sous forme de savoir, compétence ou « capital cognitif ».
A la bourse, la cote délivre l’information la plus synthétique sur la valeur d’une entreprise. Aux yeux d’un médiologue (entre autres), un « chartiste » est un ancien élève de l’École des Chartes, à la rigueur un militant politique anglais luttant pour le suffrage universel ; aux yeux d’un financier, c’est (tiré de chart, graphique) un boursicoteur n’opérant qu’au vu des courbes que trace l’évolution dans le temps de la valeur d’un titre. Spéculer, c’est en dernière analyse, traiter de l’information et l’on sait combien les logiciels y sont désormais sollicités. Du côté sombre de la finance, un « délit d’initié » consiste à abuser de l’information que l’on détient, au titre de ses fonctions dans une entreprise ou une institution, pour spéculer sur un titre. Quand aux crises financières, on assure qu’elles résultent d’un « manque de transparence », i.e. d’une carence d’information, notamment sur l’exposition au risque de tel ou tel acteur.
Même la fièvre immobilière ne fait guère exception à la dématérialisation de la valeur : il serait bien naïf de l’interpréter comme une réaction de bon sens populaire ou médiologique la crise des subprime montre assez l’instrumentation de cette confiance dans la pierre par les jeux de la finance spéculative. Mortgage [8] : ceci tuera cela.
Design, ingénierie et savoir-faire, brevets, marketing, marque… : la part de l’ « immatériel » dans la valeur des produits et les profits qu’ils génèrent s’accroît aux dépens de l’industriel. C’est ainsi qu’un « produit de marque » sera vendu deux, cinq ou dix fois plus cher que le produit générique, alors même que l’un et l’autre peuvent être fabriqués dans la même usine, avec les risques de contrefaçon – ce vol d’information – que l’on connaît. Autant la valeur du générique peut être rapprochée de ses coûts de production, autant celle du produit de marque est « subjective », établie au plus haut par la convergence des subjectivités sur le marché – un peu comme la cotation d’une valeur à la Bourse. Paradoxalement, le livre, cette œuvre de l’esprit pourtant, semble bien échapper pour le moment à ces changements, la « part intellectuelle » butant sur la barre des 10% du prix du livre (droits d’auteur) qui se partagent encore la rémunération de l’œuvre proprement dite et le coût des moyens techniques utilisés par l’auteur pour l’inscrire sur un support – au total, disons 5% pour l’ œuvre (le prix de l’information) et 95% pour l’ouvrage (dont 60% pour le distributeur). Seul le best-seller fait exception à cette exception. Un produit décidément archaïque à tous égards !
La croissance de la part de l’« information » se répercute évidemment sur les processus de production et de distribution : l’entreprise se recentre sur les segments « à haute valeur ajoutée informationnelle », externalise et délocalise tout le reste afin de réduire les coûts de production. Du coté de la distribution à l’âge de l’accès [9], la consommation de services et d’« expériences » de préférence à l’acquisition de produits va dans le même sens. Dans cette perspective, l’argent lui-même n’est pas seulement dématérialisé, il disparaît pour ainsi dire : toute consommation se traduit par une décrémentation automatique d’un compteur informatique mesurant ma solvabilité ; bien entendu, rien n’empêche que ce compteur soit aussi incrémenté chaque fois que je suis moi-même rémunéré pour les services que je rends, les expériences que je propose. C’est le style de vie qui s’expérimente déjà dans les univers virtuels comme Second Life.
Même évolution pour le capital de l’entreprise – déjà intangible côté passif du bilan (où se trouve comptabilisée la valeur des actions) et qui tend à le devenir côté actif aussi, avec la valorisation des actifs immatériels.
Enfin, à travers les notions de compétence, savoir faire et autre capital cognitif, c’est la ressource humaine en personne qui se trouve à son tour dématérialisée – n’en déplaise au médiologue pour qui la compétence n’est de l’information que sous forme métabolisée par un corps dans un travail de transmission. Notons que le capital cognitif devrait figurer à l’actif du bilan, à la différence du travail considéré comme un service rémunéré, une simple charge pour l’entreprise. Marx, le matérialiste, avait déjà observé en son temps que « le travail direct pris comme principe de création des valeurs d’usage disparaît ou du moins se trouve réduit quantitativement et qualitativement à un rôle certes indispensable, mais subalterne au regard du travail scientifique en général, de l’application technologique des sciences naturelles, et de la force productive générale issue de l’organisation sociale de l’ensemble de la production » [10]. D’où un intéressant conflit de propriété potentiel entre l’entreprise et le travailleur, d’autant que la compétence de ce dernier peut avoir été acquise dans l’exercice de ses fonctions, individuellement ou en interaction avec ses collègues : c’est une « externalité positive » bénéficiant gratuitement au travailleur, au contraire de la plus-value qu’il abandonne à l’entreprise selon Marx.

Notes

[5Voir ce mot dans notre Dictionnaire des idées revues (glossaire).

[6Voir l’article de Pierre d’Huy sur le tableur Excel.

[7François Taillandier, Ce monde-là. Dictionnaire personnel de l’époque, Flammarion, 2008.

[8Mortgage (hypothèque), du français mort-gage : le créancier perçoit en guise d’intérêt les revenus de la propriété de l’emprunteur donnée en gage. (D’après le Trésor de la langue française).

[9Jérémy Rifkin, L’Age de l’accès, La Découverte, 2000.

[10Marx, trad. Rubel, Vol. II. de l’édition de la Pléiade, p. 301.


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