A quoi s’ajoutent les nous affinitaires des nouveaux réseaux sociaux en ligne et, pour nous Européens, l’émergence incertaine d’une formation mal identifiée, quelque chose comme une civilisation qui se prendrait pour un nous politique à venir.
Le laboratoire politique
Pour le meilleur et pour le pire, l’Italie est un laboratoire de la politique, des premières communes libres au totalitarisme, de Machiavel à Malaparte, auteur d’une Technique du coup d’État qui en actualise la dimension médiologique, plus d’un demi-siècle avant que Berlusconi invente la démocratie en vidéosphère. A l’encontre d’une idée inspirée par le malgoverno de l’après-guerre, les Italiens ne souffrent nullement d’incompétence mais plutôt d’incontinence politique.
Dès le Moyen Age, des cités jalouses de leur autonomie conjuguent leur vaillance et tirent parti du conflit des Grands : l’Empereur teuton au temporel (parti gibelin), le Pape au spirituel (parti guelfe) et les nations voisines en formation, jamais en retard d’une guerre d’Italie. Entretemps, Gênes et Venise lancent au politique le défi de la finance globale dont les flux ignorent les frontières étatiques pour rejoindre d’autres cités jalouses, en Flandres. N’en déplaise à Max Weber, les inventeurs du capitalisme financier sont de bons catholiques – enfin, des catholiques… - assez peu portés sur l’ascétisme et moins encore iconoclastes. En Italie comme ailleurs, on croise le sabre et le goupillon, mais on combine comme nulle part ailleurs la froide efficience du calcul et les mystères de l’image.
Voyez l’allégorie bien ordonnée d’Ambrogio Lorenzetti, saisissant traité de science politique ornant les murs du Palazzo Pubblico de Sienne.
L’Italie des cités : qu’est-ce qu’une ligue ?
Bien malin qui pourrait définir le nous italien. Au Moyen Age, c’est la commune qui offre l’exemple d’un nous assez vigoureux pour survivre aux empoignades les plus sanglantes et contenir la prepotenza – terme que traduit mal « arrogance » ou « abus de pouvoir » - de la cité voisine. Outre le condottiere, soldat politique stipendié, le laboratoire italien a produit le patriciat [1], aristocratie marchande qui conjugue urbi et orbi ses entreprises commerciales transfrontières avec le gouvernement de la cité close. Bel exemple d’une dialectique du réseau et du territoire qu’on revisitera bien plus tard, à l’ère des réseaux électroniques de l’hypersphère.
Les cités sont des sujets politiques. Elles nouent librement des alliances d’égal à égal, déclarent la guerre et concluent la paix. Liberté, égalité, fraternité - mais la fraternité est un combat. Et lorsque le pouvoir impérial, à leurs yeux pourtant légitime, menace de les assujettir, frères d’armes et frères ennemis se liguent pour l’affronter.
La ligue n’est pas un objet politique bien identifié. Le terme évoque le lien, à la différence du parti qui connote la division dans les limites de la paix civile, jusqu’à ce monstre sémantique, le parti unique. Surgissant au sein d’un corps politique constitué, la ligue suggère au contraire la sécession, un parfum de guerre civile. Alors même qu’elle menace l’intégrité du corps politique (« le » politique), la ligue témoigne d’une extrême vitalité de « la » politique, à l’état pur en quelque sorte. Du reste, elle est idéologiquement peu connotée : aux ligues d’extrême droite répondent les ligues des droits de l’homme, à la Ligue catholique des guerres de religion celle de l’enseignement (laïque) des guerres de l’éducation.
Dans l’Italie médiévale, la ligue ne mine pas le nous, elle lie des nous ; entre tas et tout, elle réunit sous la menace ce qui est distinct et entend le rester. Mais qu’elle rapproche les ligués ou divise les ligueurs, la ligue remplit la double condition d’égalité et de pluralité requise par l’exercice de la politique. Car si l’Homme est un animal politique, ce sont les hommes, au pluriel, ou les corps politiques qu’ils constituent, qui se livrent à cette activité, comme le souligne Hannah Arendt.
D’une ligue à l’autre
Mais dans l’Italie normalisée par la réalisation tardive de l’unité nationale que confirme en 1946 l’instauration d’une République unitaire, le temps des ligues semblait aboli. Comment interpréter alors le surgissement d’une nouvelle Ligue lombarde, huit siècles après la fondation de son homonyme médiévale ? Bégaiement de l’histoire dans le registre folklorique ? Réaction identitaire désormais banale en Europe et dans le monde ? Les deux, sans doute, et davantage.
Le Ligue lombarde, devenue Ligue du Nord, est connue en France comme le « mouvement séparatiste xénophobe du leader populiste Umberto Bossi ». Nous n’entendons pas ici apporter de nouvelles pièces à charge (les intéressés y pourvoient par eux-mêmes). Tâchons simplement d’évaluer la portée de ce mouvement qui dévoile au regard du médiologue l’usage efficace des ressources de la vidéo- et de l’hypersphère combiné avec la réactivation d’un appareil symbolique élaboré au XIIe siècle.
La première Ligue s’inscrit dans le conflit entre la Papauté et l’Empire, un siècle exactement après la fameuse rencontre de Canossa (1077) qui vit la soumission de l’empereur Henri IV au pape Grégoire VII. A l’époque, les acteurs en présence sont leurs successeurs respectifs, l’empereur Frédéric Ier Barberousse et le pape Alexandre III, ainsi que les « Lombards ».
Parmi les peuples barbares qui ont occupé plus ou moins durablement le nord de l’Italie (Ostrogoths, Burgondes, Francs…), les Lombards ont constitué au VIe siècle un royaume éphémère annexé par Charlemagne à la fin du VIIIe siècle. Ils ont laissé leur nom à la région, incluse dans l’Empire romain-germanique dans le courant du Xe siècle.
La première descente de Frédéric en Italie répond, non à l’insolence d’une Ligue qui n’existe pas encore, mais bien à l’appel de quelques communes libres exaspérées par la prepotenza des Milanais. Péchant par excès de zèle, Barberousse rase la ville en 1162 : on le prie de corriger paternellement l’insolent, il le détruit et inspire aux solliciteurs la crainte d’en subir autant. Du coup, la Ligue inscrira dans son serment fondateur la promesse de reconstruire Milan abattue à l’initiative de quelques-uns de ses membres. Fondée en 1167 par le giuramento (serment) de Pontida, petite ville située près de Bergame, la Lega lombarda aurait été inspirée par le pape Adrien IV, prédécesseur d’Alexandre III et unique pape anglais de l’histoire.
Symboles… matériels
Il vaut la peine de s’arrêter sur le dispositif qui donne à ce nous ligueur son accroche symbolique. Le serment est prononcé dans l’abbaye bénédictine de Pontida, avec la bénédiction d’Alexandre. Les ligueurs se sont réunis dans un champ, le pratone, appelé à devenir lieu de mémoire, comme celui où les trois cantons héroïques de Schwyz, Uri et Unterwalden fonderont un siècle plus tard (1291), par le serment du Rütli, une autre ligue pérennisée sous le nom de Confédération helvétique. Notons en passant que le drapeau lombard affiche une croix blanche sur fond rouge, négatif parfait du drapeau suisse. Le Guillaume Tell lombard s’appelle Alberto da Giussano. En 1176, les troupes du vaillant capitaine défont celles de l’Empereur à Legnano. Frédéric qui participe en personne à la mêlée se trouve désarçonné, ce qui entraîne la débandade de ses hommes privés de panache.
Côté matériel le carroccio, appelé à une étonnante postérité, est un modeste charriot (et non un carrosse) où s’ancre le mat qui porte les couleurs des communes liguées. Quand, bien plus tard, le petit-fils de Barberousse, Frédéric II, empereur et roi des Normands, prendra la revanche de Legnano, les impériaux ne pourront toutefois s’emparer du charriot dissimulé à leurs yeux par la survenue providentielle d’un épais brouillard. Ce phénomène météorologique est fréquent dans la vallée du Pô, mais comment n’y pas voir le déploiement providentiel d’un instrument de camouflage ?
On retiendra aussi une contribution des alternances de la guerre et de la paix à l’onomastique urbaine. Lorsque les Lombards fondent une nouvelle cité dans l’actuel Piémont ils la baptisent Alessandria en hommage à leur allié de pape ; les deux puissants provisoirement réconciliés (aux dépens des Lombards, on l’imagine), la ville sera renommée… Cesarea sur ordre de l’Empereur [2].
En résumé : chacun pour tous et tous pour chacun. Ni fusion ni sécession, car nul n’entend renier la double allégeance, à l’Empereur et au Pape : mieux vaut servir deux maîtres qu’un seul.
Les vicissitudes de la deuxième Ligue : atouts et handicaps
La Ligue lombarde moderne naît dans les années 1980 des œuvres d’un certain Umberto Bossi, personnage haut en couleur né en 1941 dans la région de Varese. Il crée en 1982 une première Lega autonomista avant de fonder en 1987 la néo Lega Lombarda. A nos yeux, cette ligue-là présente un caractère assez poujadiste, motivée par une révolte essentiellement fiscale, contre la corruption qui détourne les transferts de richesse du Nord vers le Mezzogiorno. Le style de Bossi rappelle du reste aussi notre Poujade national, le verbe haut et l’injure facile. Mais l’Italien – le Lombard – va donner à son mouvement une toute autre portée.
Sur le plan électoral, après des débuts modestes (quelques élus locaux), les scores vont croître dès le début des années 1990. Bossi saisit avec une réelle habilité tactique trois opportunités historiques. D’abord la décomposition du parti Démocrate chrétien (DC) suite à l’enquête « mani pulite » (mains propres) lancée par le juge Di Pietro. Un transfert massif des voix orphelines de la DC dans le nord vaut à la Ligue ses premiers succès aux élections nationales. A la même époque, celle de la chute du mur de Berlin puis de l’effondrement de l’URSS, le parti communiste, opposant préféré de la DC en quête d’un introuvable « compromis historique », perd lui-même de sa substance en même temps que son identité : le PCI devient PDS (Parti démocratique de la gauche). Ce qui contribuera sans doute à libérer des voix de gauche pour la Ligue, à l’intersection du populaire et du populiste.
Bossi prend une autre initiative décisive en s’alliant avec la nouvelle formation politique créée par Silvio Berlusconi, le parti Forza Italia, un nom pourtant bien fait pour exaspérer un léguiste ! Après le succès de la droite aux élections de 1994, l’alliance conduit la Ligue à participer à trois reprises (1994, 2001, 2008) au gouvernement où son chef exercera d’importantes fonctions ministérielles, dans cette même République mal aimée dont ils souhaite pourtant détacher la Padania. Entretemps, la Ligue lombarde est devenue la Lega Nord « pour l’indépendance de la Padanie » en fédérant d’autres ligues et mouvements autonomistes du nord de la péninsule. En 1996 la droite subit une défaite électorale, mais c’est pourtant l’année de tous les records pour la Ligue, avec environ 20% des voix dans le « Nord » et 10% sur le plan national. Le capital électoral accumulé est suffisant pour administrer quelques villes (dont Vérone), quelques « provinces » (nos départements), mais pas pour conquérir une région. L’alliance est plus fructueuse à l’échelon national et la Ligue détient à présent trois ministères importants : les réformes (Bossi), les simplifications administratives (Calderoli) et aussi, ce qui ne manque pas de sel, l’Intérieur (Maroni).
Favorisés par les circonstances, concrétisés par le talent du chef, ces succès résultent également d’un travail efficace sur le symbolique. Les militants de l’unité italienne habités par l’esprit du Risorgimento avaient les premiers entrepris de « récupérer » les symboles de la Ligue originelle en inscrivant le serment de Pontida et la victoire de Legnano dans le roman national. La Ligue se trouvait donc confrontée à un véritable défi médiologique consistant, sinon à réécrire, du moins à changer radicalement le sens de l’histoire. Il fallut pour cela livrer, entre autre, des batailles épiques avec la municipalité DC de Pontida pour reconquérir, mètre carré par mètre carré, le pratone que le maire hostile aux léguistes menace un moment de confier à un promoteur pour y édifier un… supermarché.
La profanation écartée, les vainqueurs se réunissent désormais chaque année sur le pré pour commémorer le serment de la première ligue à la date de fondation de la seconde, bannières en tête. Alberto da Giussano, le vainqueur de Legnano, brandit toujours l’étendard. Les journaux italiens mentionnent quotidiennement le Carroccio, devenu le surnom de la Ligue pour ses partisans comme ses adversaires : une reconnaissance publique de propriété symbolique en quelque sorte… Dans le registre moderne, la Ligue dispose bien entendu d’une presse (dont le quotidien La Padania), d’une radio (Padania Libera), d’une télévision (Tele Padania) et de plusieurs sites web d’information, de propagande et de services qui témoignent d’une réelle implantation sociale.
Les autres ingrédients propres à la cuisine identitaire font défaut. Géographiquement, le « nord » est partout et les frontière de la Padanie, qui s’étend de part et d’autre du Pô, ne sont guère lisibles. Politiquement, l’ancien royaume lombard ne constitue pas un précédent mémorable. Ethniquement, les racines celtes font bien la différence – Latins au sud, Germains au nord et nous au milieu – mais les Celtes en question étant plus précisément des Gaulois cisalpins, les cousins Lombards s’en trouvent réduits à invoquer « nos ancêtres les Gaulois » en chœur avec nous (les Français). Il est du reste piquant de découvrir que si la première Ligue fut conçue par un pape anglais, une Padanie fut brièvement instituée par un Français nommé Buonarparte, sous la forme de deux Républiques, trans- et cispadane, bientôt fusionnées dans une éphémère République cisalpine.
Au total, une récupération symbolique plutôt réussie (en italien : efficace) dans un tout autre contexte historique. La Ligue des Modernes diffère à l’évidence de celle des Anciens, formée pour défier un Empire dont l’Union européenne sans racines assumées n’est guère portée à revendiquer l’héritage. Roma ladra (la voleuse) n’est plus la Rome papale alliée des premiers léguistes, mais la capitale de la République.
La bourgeoisie entreprenante qui prospère aujourd’hui en Lombardie, plus motivée par la liberté des modernes (les affaires privées, le business) que par celle des anciens (les affaires publiques) ne ressemble guère au patriciat urbain de la cité médiévale que n’embarrassaient pas ces distinctions. Reste, si l’on veut, en lointain héritage, une certaine propension à conjuguer le local et le global, aujourd’hui illustrée par les clusters industriels ouverts sur le monde.
Certes, le décalage entre l’appareil symbolique et la réalité historique n’est pas rédhibitoire et le succès, en bonne logique machiavélienne, balaye les objections. Mais il reste que la Ligue entretient des rapports ambigus avec les institutions de la République qu’elle a entrepris de pénétrer plutôt que de les abattre ou de faire sécession. En participant au gouvernement national – plutôt second à Rome que premier à Bergame ? – cette ligue-là ressemble de plus en plus à un parti, ou à une fédération de partis régionalistes et autonomistes à tendances populistes.
L’habilité de Bossi serait-elle surpassée par celle de… Berlusconi ? Ce moderne patricien ayant troqué le grand commerce contre l’industrie des médias aurait en somme rapatrié la Ligue dans le jeu politique national, réduisant ses velléités d’indépendance. A moins que le léguiste n’opère le détour par Rome que pour mieux accomplir son dessein – chargé qu’il est, au sein du gouvernement, de fédéraliser la République. En perspective : une Padanie, elle-même plurielle, jouant sa partition dans l’Europe des régions ?
Décidément, « on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens », selon la maxime prêtée au cardinal de Retz [3], né Gondi : on sait que l’Italie exporte aussi volontiers ses artistes du pouvoir.
Voir aussi : les frontières de l’identité