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Z-Argent

Ruses et résistances

Que fait la société à l’argent ?

Paul Soriano

1er juin 2008, modifié le 11 juillet 2020

Les nœuds de valeur du réseau que parcourt l’argent numérique sont aussi les lieux de vie où les hommes produisent les valeurs. Le grand filet ainsi jeté sur le monde pour en extraire la valeur et la redistiller dans les alambics de la finance, ne laisse guère aux territoires que l’autonomie requise pour accroître leur « attractivité ». Ces processus suscitent évidemment des résistances. Nous avons choisi de souligner plutôt les ruses qu’ils inspirent et suscitent – dont la plus retorse est sans doute celle-ci : alors même que la valeur se concentre dans l’information, la valeur de l’information et son appropriation se trouvent justement mises en cause, en théorie comme en pratique.

Dans sa trilogie sur l’Ère de l’information le sociologue Manuel Castells [1] propose les termes « nœuds de valeur » et « lieux de vie » pour désigner les éléments du monde en réseau qu’il a entrepris de décrire. Ce couple prend pour nous une valeur canonique : selon nos propres termes, il désigne en effet la même réalité vue, d’un côté, par les argentiers et, de l’autre, par les agents qui produisent en ces lieux les valeurs d’où la valeur est extraite et vaporisée. Nœud connote bien entendu le réseau que forme l’économie mondiale aux yeux des premiers. La réduction des lieux aux nœuds rend bien compte des cinq caractéristiques que nous avons mis en évidence : l’abstraction à l’évidence et l’intégration qui autorisent le reengineering du réseau ; la concentration, l’hypercentralisation autour de nœuds stratégiques, la complexité et la démesure qui résultent de l’extension planétaire du filet de capture et des opérations sur l’argent numérique. Du côté des lieux de vie, la sélection des nœuds les plus « attractifs » renvoie les autres, moins dotés ou rétifs, à la marginalisation ; l’extraction intensive de la valeur engendre la déflation salariale, la reconfiguration permanente du réseau propage la précarité et dénie aux individus comme aux groupes leur autonomie réduite aux initiatives susceptibles de les rendre plus attractifs dans la concurrence des territoires.

 A quoi ou à qui résister ?

Outre les crises périodiques qui mettent en péril l’économie réelle, on impute à la financiarisation de graves nuisances sociales telles la déflation salariale, l’aggravation des inégalités de revenus et plus encore de patrimoines et la précarité, contrepartie de la flexibilité. On souligne la perte d’autonomie subie par les territoires mis en concurrence, sommés de se spécialiser et de se rendre plus « attractifs » dans le cadre de la division planétaire du travail. Les contempteurs du règne de l’argent dénoncent la « marchandisation de l’existence », la destruction du lien social et d’autres effets proprement suicidaires puisqu’ils détruisent les ressources qui ont permis le développement du capitalisme et sa financiarisation.
Car le règne de l’argent ne peut lui-même s’établir et durer que dans un milieu fait de ressources, naturelles, sociales et culturelles qu’il consomme et consume sans les avoir produites, ni savoir les reproduire : « le capitalisme n’a pu fonctionner que parce qu’il a hérité d’une série de types anthropologiques qu’il n’a pas créés et n’aurait pas pu créer lui-même : des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres et wébériens, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum de conscience professionnelle, etc. »

Castoriadis…

Ces types ne surgissent pas et ne peuvent surgir d’eux-mêmes, ils ont été créés dans des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs alors consacrées et incontestables : l’honnêteté, le service de l’État, la transmission du savoir, la belle ouvrage, etc. Or nous vivons dans des sociétés où ces valeurs sont, de notoriété publique, devenues dérisoires, où seuls comptent la quantité d’argent que vous avez empochée, peu importe comment, et le nombre de fois où vous êtes apparus à la télévision. Le seul type anthropologique créé par le capitalisme, et qui lui était indispensable au départ pour s’instaurer, était l’entrepreneur schumpeterien : personne passionnée par la création de cette nouvelle institution historique, l’entreprise, et par son élargissement constant moyennant l’introduction de nouveaux complexes techniques et de nouvelles méthodes de pénétration du marché. Or même ce type de produit est détruit par l’évolution actuelle ; pour ce qui est de la production, l’entrepreneur est remplacé par une bureaucratie managériale ; pour ce qui est de faire de l’argent, les spéculations à la Bourse, les OPA, les intermédiations financières rapportent beaucoup plus que les activités “entrepreneuriales”. En même temps donc on assiste, moyennant la privatisation, au délabrement croissant de l’espace public, on constate la destruction des types anthropologiques qui ont conditionné l’existence même du système ».
Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les Carrefours du labyrinthe, 4. Seuil, 1996 (coll. « Points », 2007).

Mais si, comme aux États-Unis, les plus modestes sont conviés au festin de la spéculation, qu’adviendra-t-il alors au travail ou même au capital productif ? Qui voudra encore « faire » juge, fonctionnaire, éducateur, ouvrier ou même patron d’entreprise ? Préférez-vous gagner cent (travailler), mille (diriger une entreprise) ou cent mille (spéculer) ?
Ces maux se voient opposer divers remèdes : réformes tendant à renforcer les « régulations », améliorer la « transparence » ; renoncement à la croissance indéfinie de la production de richesses ou prétendues telles, voire décroissance ; restrictions apportées à l’appropriation des ressources ou, à tout le moins, remise en cause de la propriété actionnariale à l’origine de la plupart des dérives de la finance ; préservation d’enclaves soustraites à l’emprise du calcul économique : la culture, l’éducation, la santé…
Toutes sortes de résistances, sociales, politiques et idéologiques se manifestent ici et là : altermondialisme, souverainisme, populismes… Du côté des gouvernants, majorités et oppositions s’accordent en général sur le programme : en gros, « adapter » le pays aux « contraintes » d’une mondialisation qui doit beaucoup… aux initiative de ces même gouvernants [2] ; les uns et les autres ne divergent que sur les moyens, le rythme ou le choix des victimes. Résistance et adaptation présupposent toutefois une autonomie dont les acteurs se découvrent précisément fort dépourvus.
Faut-il alors, plus radicalement, renverser le règne de l’argent et celui de la finance ? Les analyses d’Hernando de Soto [3] incitent à la circonspection : « Imaginez un pays où personne ne pourrait savoir qui est propriétaire de quoi, où on ne pourrait pas s’assurer facilement d’une adresse, où on ne pourrait forcer personne à payer ses dettes, où on aurait toutes les peines du monde à convertir en argent un bien matériel, où on ne pourrait pas diviser en parts les titres de propriété, où la description des capitaux ne serait pas normalisée de sorte qu’on ne saurait pas les comparer, et où les règles qui régissent la propriété changeraient d’un quartier à l’autre voire d’une rue à l’autre ». C’est exactement la situation de nombre de pays en proie à la misère que mesure le PIB par tête alors même qu’ils disposent d’un important patrimoine immobilisé.
Faudra-t-il s’indigner du « règne de la parole », sous prétexte que le despote et le sophiste, les maître du discours, usent du pouvoir des mots pour asseoir leur empire ?
Mais si ce régime juridique et financier joue un rôle aussi essentiel, ne doit-il pas être institué en bien public, au même titre que la monnaie – ou le langage ? Il est alors légitime de se préoccuper de sa privatisation, à l’image d’un casino (où la « banque » est à la fois joueur, arbitre et propriétaire) régulé par les lois du hasard que les martingales des joueurs s’efforcent de tromper.
On se tromperait de cible en oubliant que le règne de l’argent est plutôt celui des argentiers. La mythe de l’argent sans maître ne doit pas dissimuler la réalité des maîtres de l’argent et le déploiement de la finance masquer son appropriation par une étroite caste mondiale qui ne peut plus guère arguer de sa compétence exclusive. En d’autres termes : la finance est devenue quelque chose de trop important pour être confiée aux (seuls) financiers.
Sans contester la légitimité sinon l’efficacité des résistances frontales, notons que d’aucuns militent et agissent de manière plus pragmatique et plus « rusée » en jouant des paradoxes de l’argent, de sa capacité à « faire, défaire et refaire autrement » ou de ce que la société peut faire en retour à l’argent [4]. Le discours des argentiers – chez ces gens-là, Monsieur, on ne compte pas, on cause, aussi – est certes réfutable, mais il peut être plus adroit de le prendre au mot, les mettant au défi d’accorder les actes et les paroles. D’où une relecture de la logique marchande et financière au service de motivations diverses, comme si le polythéisme des valeurs avait entrepris de subvertir le monothéisme de la valeur plutôt que de l’affronter directement.

 Le marché revisité

Avec le zèle de Tartuffe devant les objets de piété, les argentiers célèbrent le marché, la propriété, l’esprit d’entreprise, le calcul économique et la gouvernance des affaires. Il faut y regarder de plus près, à la manière d’Elmire la clairvoyante plutôt que celle d’Orgon le furibard.
Le marché est un dispositif où s’organise la concurrence des vendeurs sous le verdict des consommateurs. L’une de ses vertus cardinale est de fournir une bien meilleure information sur les prix que ne saurait le faire un dispositif « constructiviste » (Hayek) a priori. Le marché est un merveilleux système d’information décentralisé plus efficace (on dit « efficient ») et plus équitable que la main trop visible du planificateur en chef. Soit. Mais qui peut soutenir que les « marchés financiers » spéculatifs sont encore des marchés ? La spéculation qui se nourrit de volatilité, brouille délibérément l’information sur les prix, elle désinforme systématiquement – c’est le métier qui veut ça. Si bien que les marchés dévoyés ne nous donnent aujourd’hui aucune information fiable sur le prix du pétrole, des matières premières ou des produits alimentaires saisis par la débauche. Consommateurs et même producteurs font les frais de ces embardées qui gonflent la fortune des spéculateurs. De même, les institutions financières confient l’évaluation de leurs produits à des modèles mathématiques pour leur éviter l’épreuve du marché, avec les résultats que l’on connaît. On peut toujours déceler des effets vertueux dans ces pratiques : ainsi, les prix exorbitants du pétrole dissuaderaient de consommer cette ressource en voie d’épuisement, contribuant de surcroît à réduire les pollutions que produit son usage. Tout bénéfice. Mais il reste qu’on ne peut soutenir à la fois quelque chose (le marché est efficient) et son contraire.
Plus généralement, les structures oligopolistiques qui s’imposent dans la nouvelle économie, avec les risques d’ententes occultes qui en résultent, tout comme l’intégration étroite de leurs « chaînes de valeur » sont peu propices à la libre concurrence, aux dépens des sous-traitants étranglés et des consommateurs grugés. Davantage de marché et de concurrence ? On se prendrait parfois à en rêver…
De la même façon, on serait tenté d’en rajouter dans la financiarisation. Qualifiés d’unités économiques, les ménages ne sont en fait que des « unités de consommation » sans réelle maîtrise de leurs investissements. Que se passerait-il si on leur permettait d’optimiser leur « compte d’exploitation » et leur « bilan » (l’ensemble de leurs actifs et de leurs dettes), comme le font les entreprises et quelques rares particuliers fortunés ? Ou encore d’accéder à des instruments financiers pour mieux assurer leurs actifs, non seulement contre l’incendie ou les dégâts des eaux, mais contre les risques de perte de valeur non accidentelle [5] ? Mieux formés, mieux conseillés et mieux défendus – moins isolés aussi – les ménages américains bernés par les vendeurs de crédits subprime auraient peut-être mieux résisté aux sirènes. Une financiarisation plus « démocratique », dans une économie relocalisée, conduirait à substituer la socialisation des biens à la socialisation des pertes à laquelle aboutit sans vergogne, comme on sait, l’éclatement d’une bulle globale soufflée par les argentiers, soldée par le contribuable, indéfectible payeur en dernier ressort.
De même, c’est une conception plus intransigeante de la propriété que peut dévoiler les abus de la propriété actionnariale. On reconnait à la propriété en général la vertu d’assurer la répartition pacifique (ce qui ne signifie pas nécessairement équitable) des ressources rares par l’intermédiaire des droits de propriété. Fort bien. Mais pourquoi une entreprise appartiendrait-elle alors exclusivement, fructus, usus et abusus, à ses actionnaires (shareholders), surtout des actionnaires d’aventure en quête de proies, plutôt qu’à l’ensemble de ses parties prenantes (stakeholders) [6] ? Voilà bien un « socialisme de marché » qui réconcilierait un peu libéraux authentiques et socialistes éclairés. Certes, la motivation des gagneurs les plus acharnés s’en trouverait refroidie, mais n’est-ce pas précisément ce qu’il faut aussi rechercher ? Et si l’on admet que les collaborateurs de l’entreprise valent surtout ce que vaut leur « capital cognitif », pourquoi ne pas lui accorder autant de considération qu’au capital apporté par les actionnaires ?
Dans la même perspective, si la gouvernance vaut mieux que le gouvernement parce qu’elle fait place à la « société civile », alors pourquoi ne pas donner à celle-ci toute sa place, en mobilisant par exemple les nouveaux supports d’opinion numériques ? Sans doute parce qu’elle pourrait bien y faire entendre de tout autres calculs et discours que ceux du business as usual.
Le calcul économique permet de mesurer précisément les produits et les charges liés à une activité quelconque. Les économistes ont découvert que ce calcul laisse échapper ce qu’ils appellent des « externalités », positives et négatives, produites par cette activité et généralement socialisées. Négatives, les externalités résultent des nuisances sociales ou environnementales produites par cette activité ; positives, elle désignent, par exemple, les compétences acquises par un travailleur dans l’exercice de ses fonctions (à l’inverse de la plus value capturée par l’entrepreneur dans le schéma marxiste). On peut déplorer l’empire de la mentalité calculatrice, mais pourquoi ne pas en tirer parti pour introduire sérieusement dans le calcul toutes les externalités – sociales et environnementales, mais aussi culturelles, éthiques et même politiques – qui affectent précisément ladite société civile, lors d’une délocalisation par exemple ? Puisque l’on prétend calculer le « coût émotionnel [7] » de l’immigration, on pourrait estimer aussi le « coût politique » supporté par une communauté privée de son autonomie, ou encore prolonger la durée d’évaluation, au-delà de celle qui intéresse le spéculateur, pour rejoindre la longue durée où s’inscrit justement la société civile. On tend désormais à inclure les « richesses immatérielles » dans l’estimation de la richesse nationale, locale ou même personnelle, encore faut-il que cette extension du domaine de la valeur – du reste problématique – n’ait pas pour seule motivation l’extension du domaine de la spéculation [8].

 En quête d’autonomie

De nombreux « signaux faibles », certains déjà éloquents, témoignent de tendances à la relocalisation, en vue d’une reconquête de l’autonomie qui prend le contrepied de chacune des caractéristiques du monde dessiné par la finance globale. Ce serait ainsi le retour de l’économie réelle, en particulier de l’industrie, dans les territoires, à l’encontre de l’extrême division planétaire du travail, de ses restructurations qui, de dégraissage en dégraissage, finissent par nécroser la chair vive. Cette nouvelle nouvelle économie serait du même coup moins affectée par la concentration génératrice de démesure. Prise dans son ensemble, elle ne serait certes pas moins complexe, mais la complexité y serait en quelque sorte mieux répartie, jusqu’aux échelons où elle peut être utilement affrontée.
De toutes les « ruses » inspirées par l’argent, celle que trament les « fonds souverains » qui retournent les instruments de la finance au profit d’objectifs politiques et géopolitiques est sans doute la plus spectaculaire. Retour du politique ? Le destin des monnaies souveraines [9] et des systèmes financiers dont elle assurent la « liquidité ultime » s’inscrit dans les scénarios de la prospective géopolitique. Le scénario tendanciel, celui dans lequel nous sommes engagés, est global-marchand-régulé [10]. Il poursuit l’édification de la Tour de Babel mais la couronne d’une monnaie (d’empire ?) et d’instances de régulation globales présumées capables d’en garder la maîtrise – alors même que les régulateurs de moindre rang que nous connaissons aujourd’hui s’avouent publiquement dépassés [11]. D’autres scénarios redécoupent autrement le monde, le « relocalisent » autour de monnaies plus ou moins souveraines. Au profit d’États-nations revigorés ? Ou bien du « local » autour des « monnaies de guère [12] » ? Ou bien encore d’entités continentale, d’Amérique en Asie, dans un scénario à la Huntington, où l’Union hésiterait entre eux destins : une Europe des régions, espace de commerce et de civilisation sans ambition géopolitique et, moins vraisemblablement, Europe-puissance dont l’euro tiendrait toue sa place dans la guerre des monnaies.
A l’échelon local, justement, les microcrédits, les monnaies locales ou même les « produits identitaires [13] » dont le marketing fait si grand cas, sont des instruments de relocalisation tempérée par les réseaux. Les performances des entreprises familiales témoignent d’un autre mode de résistance à l’abstraction financière. Tous ces facteurs peuvent contribuer à stimuler l’économie locale, que sollicite par ailleurs la croissance du coût des transports, sous la double menace de l’épuisement des ressources énergétiques et des nuisances écologiques. Le réseau, aujourd’hui instrument de concentration, servirait alors une l’autonomie ouverte des « territoires augmentés » (quand les capacités des personnes, des entreprises et des institutions du territoire se trouvent amplifiées des ressources rendues accessibles par le réseau) ou des « archipels », ces formations à géométrie et temporalité variables réunissant des collectivités dont les territoires de référence ne sont pas nécessairement contigus.
La relocalisation est donc indissociable d’un retour à l’économie réelle, à la réindustrialisation dont le projet semble désormais « porté » par nos élites : « Derrière la vision d’une Europe libérée de l’acte de produire et vouée à la seule conception du produit se cache l’idée fausse d’un continent qui s’accommoderait d’une division internationale du travail réservant aux Européens les tâches les plus nobles… » [14].
Dans la même perspective, la presse économique annonce… le retour des entrepreneurs : le capitalisme a connu trois phases dans son histoire récente : une première, qui va de 1950 à 1980, a conduit à la conquête d’avantages pour les salariés des grandes sociétés. Une deuxième, de 1980 à 2000, a favorisé les actionnaires, qui se sont octroyé une grande part de la création de valeur. Nous entrons dans une nouvelle période, marquée par le retour des entrepreneurs, grands ou petits [15].

 Le logos et les logos

On a vu que la valeur des produits, du capital et même des producteurs se concentre désormais dans l’ « information » – étrange conception idéaliste de la valeur qui intrigue le médiologue (s’agit-il d’extraire l’organisation de la matière organisée ?) mais ne peut que séduire l’argentier : de la valeur-information à l’argent numérique, il n’y a qu’un branchement à opérer. D’où l’intérêt, la nécessité, d’acquérir et protéger la « propriété intellectuelle », d’où la frénésie de dépôts de brevets, visant toutes sortes de « biens informationnels », jusqu’aux séquences de code génétique, aux images des logos et aux mots du logos, extirpés du vocabulaire public par le storytelling d’entreprise.
Mais la notion même de propriété de l’information se découvre aujourd’hui exposée à de nombreuses objections, en théorie comme en pratique.
De fait, si la propriété permet l’allocation pacifique (sinon équitable) des biens, cela ne vaut en toute rigueur que pour les biens rares. Or l’information peut difficilement être considérée comme telle ; comme disent les économistes, elle n’est ni « rivale » (sa consommation par X n’en prive pas Y), ni « excluable » (il est difficile d’en exclure le consommateur). C’est pourquoi son appropriation requiert au préalable une création de rareté : soit par l’intermédiaire du support matériel [16] de l’information, soit en instituant un monopole légal – horresco referens ! – comme le font les brevets. La première approche est illustrée par les droits d’auteurs établis à un pourcentage du prix de l’objet industriel support de l’œuvre, le livre, le journal ou le disque. On sait que cet artifice qui fonctionne de manière satisfaisante depuis plus de deux siècles est mis en péril par la révolution technologique affectant déjà l’industrie du disque mais qui semble encore épargner le livre. Cette réussite ferait presque oublier l’extrême difficulté de toute évaluation monétaire directe de la valeur d’une œuvre…
Tandis que le débat théorique se poursuit, du côté des pratiques le combat continue : dès lors qu’un bien est essentiellement informationnel, le réseau (Internet) devient à la fois son mode de distribution le plus efficient et le terrain le plus favorable à sa capture par les pirates, hackers et autres contrefacteurs plus ou moins hors la loi, mais aussi les militants du « logiciel libre », au-dessus de tout soupçon. Mieux (ou pire) : on a vu que certains acteurs orthodoxes du business, les butineurs de la valeur et les adeptes de l’ économie du gratuit déjà rencontrés, rejoignent la contestation considérant que l’appropriation privée de l’information interrompt de manière fâcheuse la libre circulation du véhicule naturel de la publicité et du commerce. Mais leurs mobiles sont à l’évidence bien différents de ceux des militants…

Le néo-capitalisme ne s’identifie plus à la propriété des moyens de production réduits à l’état de moyens de spéculation. Une économie de services, d’expériences et d’émotions organise la colonisation de l’imaginaire par les marques. Le réseau et le numérique contribuent de manière décisive à la capture de nos existences, tracées par les profils de consommation, traquées par le Customer relationship management. Déjà, on installe les compteurs qui incrémentent et décrémentent le débit-crédit de nos réserves d’argent numérique. A la perte d’autonomie des territoires répond l’effacement de l’autonomie personnelle, déjà dévaluée par les philosophies encore à la mode. Mais les instruments, techniques, institutionnels et idéologiques qui servent ce complot sont peut-être aussi les instruments de notre émancipation.

Notes

[1L’Ère de l’information. Trois volumes, 1996-1998. Trad. fcse chez Fayard.

[2Voir Philippe Norel, L’Invention du marché. Une histoire économique de la mondialisation, Seuil, 2004.

[3Voir Que fait l’argent, « La propriété libérée ».

[4Voir Que fait l’argent, « Maître docile, serviteur tyrannique ».

[5Voir Robert Shiller, The New Financial Order, Princeton University Press, 2003.

[6Voir Jean-Luc Gréau, L’Avenir du capitalisme, Seuil, 2005.

[7Voir notre Dictionnaire des idées revues (glossaire).

[8On découvrira avec intérêt à cet égard le résultat des travaux de la « commission Stiglitz » qui réfléchit à des indicateurs un peu plus raffinés que le PIB.

[9Michel Aglietta et André Orléan, La Monnaie souveraine, Odile Jacob, 1998.

[10Paul Soriano in Territoires et cyberespace en 2030 (sous la dir. de Pierre Musso, Documentation française, 2008).

[11Tel l’économiste en chef de la Banque d’Angleterre à propos des nouveaux produits financiers (Le Monde du 4/10/2007).

[12Voir notre Concept, « Monnaies de guère et guerre des monnaies ».

[13Régis Debray avait constaté que la « mondialisation des objets » s’accompagne d’une « tribalisation des sujets » : il serait piquant que la mondialisation des sujets s’accompagne d’une tribalisation des objets.

[14Jacques Barrot, vice-président de la Commission européenne, « Les illusions d’une Europe sans industries » Les Échos, 10/3/08.

[15Les Échos, 4/03/08.

[16Matériel ou quasiment immatériel (le spectre des fréquences hertziennes). Sans parler de ce support insaisissable, le cerveau humain dont les cogniticiens les plus exaltés espèrent bien downloader le contenu sur un support numérique.


Références

Paru dans Médium 16-17


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